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La religion dans l'entreprise
Auteur : BOULAN Guillaume
Publié le :
04/09/2014
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Un point pour le chef d’entreprise à l’occasion de la jurisprudence et des débats BABY-LOUP.La Cour de Cassation, réunie en assemblée plénière, a mis un terme au feuilleton judiciaire « Baby-Loup » dans son arrêt du 25 juin 2014 (1).
Très attendue dans un contexte dans lequel s’opposent de plus en plus dans l’entreprise, les partisans d’une laïcité revendiquée et ceux d’un confessionnalisme assumé, cette décision risque de décevoir car elle n’apporte pas la solution « clé en main » espérée par les chefs d’entreprise au titre de la sécurité juridique. Mais l’ensemble des décisions (2) et des débats qui les ont entourés ont eu le mérite d’envisager un certain nombre de pistes et de lever quelques interrogations qui permettent aujourd’hui de structurer le raisonnement que doit suivre tout chef d’entreprise confronté à cette problématique.
Rappelons que la directrice adjointe de la crèche Baby-Loup avait refusé de ne pas porter de voile islamique. Elle avait été licenciée pour faute grave pour avoir contrevenu aux dispositions du règlement intérieur de la crèche et pour le comportement qu’elle avait adopté à l’occasion de la mise à pied conservatoire initiant cette procédure, comportement qualifié d’insubordination.
Pour des motifs propres à chacune des juridictions, cette directrice adjointe a vu sa demande d’annulation du licenciement rejetée par le Conseil de prud’hommes de Mantes-La-Jolie et par la Cour d’appel de Versailles.
Dans une première décision du 19 mars 2013, la Chambre sociale de la Cour de cassation a cassé l’arrêt de la Cour d’appel de Versailles en considérant :
« que le principe de laïcité instauré par l’article 1er de la Constitution n’était pas applicable aux salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un service public et qu’il ne peut dès lors être invoqué pour les priver de la protection que leur assurent les dispositions du code du travail ; qu’il résulte des articles L. 1121-1, L. 1132-1 et L. 1321-3 du code du travail que les restrictions à la liberté religieuse doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir, répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et proportionnées au but recherchée. »
La Cour de cassation cassera l’arrêt motif pris que l’arrêt de la cour d’appel avait retenu la validité de la clause du règlement intérieur sur lequel était fondé le licenciement alors, selon elle, que cette clause instaurait une restriction générale et imprécise qui ne répondait pas ainsi aux exigences légales.
Mais la Cour d’appel de renvoi de Paris, résistant, rejettera à nouveau la requête en annulation considérant notamment que cette clause était suffisamment spéciale et précise, que l’association pouvait être considérée comme étant une entreprise de conviction et qu’elle pouvait instituer une restriction à la liberté de religion, restriction répondant à un intérêt légitime et proportionné au but recherché.
L’Assemblée plénière de la Cour de cassation était saisie d’une contestation portant essentiellement sur la qualification d’entreprise de conviction et sur son incidence juridique, sur la nature des restrictions qui devraient pouvoir être apportées à la liberté religieuse ainsi que sur la qualification du licenciement en faute grave.
Elle énoncera :
« Qu’il résulte de la combinaison des articles L. 1121-1 et L. 1321-3 du Code du travail que les restrictions à la liberté du salarié de manifester ses convictions religieuses doivent être justifiées par la nature des tâches à accomplir et proportionnées au but recherché.
Qu’ayant relevé que le règlement intérieur de l’association disposait que le principe de la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des activités développées, tant dans les locaux de la crèche ou ses annexes qu’en accompagnement extérieur des enfants confiés à la crèche, la cour d’appel a pu en déduire, appréciant de manière concrète les conditions de fonctionnement d’une association de dimension réduite, employant seulement dix-huit salariés, qui étaient ou pouvaient être en relation directe avec les enfants et leur parents, que la restriction à la liberté de manifester sa religion édictée par le règlement intérieur ne présentait pas un caractère général mais était suffisamment précise, justifiée par la nature des tâches accomplies par les salariés de l’association et proportionnée au but recherché,
Que sont erronés mais surabondants, les motifs de l’arrêt qualifiant l’association d’entreprise de conviction dès lors que cette association avait pour objet, non de promouvoir et de défendre des convictions religieuses politiques ou philosophiques mais aux termes de ses statuts de développer une action orientée vers la petite enfance en milieu défavorisé et d’œuvrer pour l’insertion sociale et professionnelle des femmes sans distinction d’opinion politique et confessionnelle.
Qu’enfin la cour d’appel a pu retenir que le licenciement pour faute grave était justifié par son refus d’accéder aux demandes licites de son employeur de s’abstenir de porter son voile et par les insubordinations répétées et caractérisées décrites dans la lettre de licenciement et rendant impossible la poursuite du contrat de travail. »
Au regard de ces deux décisions de la Cour de cassation, le chef d’entreprise va pouvoir construire son propre raisonnement.
1. En premier lieu, le chef d’entreprise devra déterminer quel régime juridique lui est applicable en fonction de la nature de son entreprise.
Trois régimes peuvent venir en concours.
S’il est en charge d’un service public, il est tenu par l’article 1 de la Constitution à la laïcité. Pour lui, les choses sont simples : il a l’obligation de la faire respecter et il devra faire interdire tout signe ostentatoire des convictions religieuses. Mais reste à définir qui est concerné par cette obligation, lorsqu’il peut être considéré qu’un service d’intérêt général a été confié à une personne privée et la question n’est pas aisée.
La Chambre sociale de la Cour de cassation, dans son arrêt du 19 mars 2013, a en effet considéré que la crèche Baby-Loup ne répondait pas à cette définition, et pourtant, il est difficilement contestable qu’elle assurait une mission d’intérêt général (la garde des enfants et l’accompagnement des femmes en milieu défavorisé). La crèche fonctionnait tous les jours et était ouverte en permanence et elle était financée à 80 % par des fonds publics.
Les critères déterminants ont été posés par le Conseil d’Etat (3) qui propose deux critères cumulatifs : une activité d’intérêt général d’une part et d’autre part une prise en charge, un contrôle direct ou indirect de la personne publique.
Au-delà de la mission confiée, la Cour de cassation montre qu’elle restera attentive à ne reconnaitre une entreprise privée comme gérant un service public que si elle est strictement contrôlée financièrement et dans son fonctionnement par la puissance publique. On ajoutera qu’il sera en outre plus facile de se faire reconnaitre comme gérant une mission de service public si le service confié emporte transfert de prérogatives de la personne publique exorbitante du droit commun. Quoiqu’il en soit, opposer la laïcité en se revendiquant comme étant en charge d’un service public doit être attentivement étudié et réfléchi.
S’il est une entreprise de conviction, telle qu’elle a été ici définie par la Cour de cassation, s’il a « pour objet de promouvoir et de défendre des convictions religieuses politiques ou philosophiques », le chef d’entreprise ne peut pas opposer la laïcité. Mais il ne sait pas quel régime particulier pourrait lui être applicable.
C’était l’une des questions posées à la Cour de cassation sur laquelle elle n’a pas souhaité statuer ayant considéré que la crèche Baby-Loup ne répondait pas à cette définition. Sans entrer dans le détail de ce débat, il était ici tenté de légitimer la restriction apportée en s’appuyant sur le régime juridique des « entreprises de tendance » issu du droit européen. Dans certaines conditions, il peut être admis pour ces entreprises, non seulement qu’il soit apporté des restrictions à la liberté individuelle de ses salariés mais encore la mise en place d’inégalités de traitement justifiées par la nature des convictions portées par l’entreprise. Les débats ont pu montrer que les bases juridiques de ce raisonnement étaient très fragiles et il parait raisonnable aujourd’hui, en termes de sécurité juridique, de ne pas se considérer comme tel pour fonder une limitation des libertés individuelles ou une inégalité de traitement.
Le chef d’entreprise devra se considérer comme étant à la tête d’une entreprise ou d’une association privée comme une autre, d’autant plus alors que la spécialité de son objet sera prise en compte dans l’appréciation des critères qui permettent aux entreprises d’apporter des restrictions à la liberté religieuse.
S’il n’est pas dans ces deux situations, il devra appliquer le régime prévu par les articles L. 1121-1 et L.1321-3 du Code du travail (son relais pour le règlement intérieur) s’il envisage de limiter la liberté religieuse de ses salariés et le régime prévu à l’article L. 1133-1 du code du travail s’il envisage de mettre en place une inégalité de traitement fondée sur la religion (par exemple, réserver l’embauche à une confession particulière). Reste à voir comment mettre en œuvre cette règle.
2. Le chef d’entreprise devra ensuite déterminer s’il peut restreindre la liberté religieuse et dans quelle mesure :
Ceux qui attendaient beaucoup de l’arrêt Baby-Loup ont été déçus puisque finalement l’Assemblée plénière de la Cour de Cassation n’a fait que renvoyer au mécanisme de raisonnement fixé par le code du travail quand il s’agit de restreindre une liberté individuelle sans donner d’indication sur la manière de l’appliquer et en renvoyant nettement la question à une appréciation des juges du fond au cas par cas. C’est ce qui doit bien être compris : cette question doit être individuellement étudiée et ce qui peut être légal pour l’un peut ne pas l’être pour un autre.
S’agissant de la faculté de restreindre la liberté individuelle de la pratique d’une religion dans l’entreprise, l’employeur devra appliquer les dispositions de l’article L. 1121-1 du code du travail telles qu’elles sont rappelées dans l’arrêt de la Chambre plénière (attention, la Chambre plénière n’a pas repris la définition qu’avait donné la Chambre sociale dans le premier arrêt) : « les restrictions à la liberté du salarié de manifester ses convictions religieuses doivent être justifiées par la nature des tâches à accomplir et proportionnées au but recherché ». S’agissant de la mise en place d’une inégalité de traitement fondée sur la religion, le chef d’entreprise devra appliquer les dispositions de l’article L. 1133-1 du Code du travail. Les restrictions apportées à l’interdiction de discrimination devront ici « répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et pour autant que l’objectif soit légitime et proportionnel. »
La formulation est ici plus sévère puisque les restrictions apportées doivent répondre à une exigence professionnelle essentielle et non pas simplement être justifiées par la nature des tâches à effectuer. Mais restons pragmatique, sur le terrain, le regard du juge ne sera pas radicalement différent. Dans les deux cas, une telle restriction ne pourra être apportée que si la nature du travail légitime fortement de telles restrictions et à condition que les restrictions correspondent au minimum nécessaire pour atteindre l’objectif. C’est ainsi qu’il faut l’entendre puisque, s’agissant d’une règlementation destinée à protéger des droits et libertés individuels, le juge amené à se prononcer sur une situation de fait orientera toujours sa réflexion en faveur de la protection des droits et libertés. Il ne peut être envisagé de procéder à de telles restrictions que s’il n’est absolument pas possible de faire autrement.
Et il est très difficile en l’état de la jurisprudence actuelle, de définir dans quelles circonstances il pourrait être envisagé de prendre ces restrictions.
Des restrictions qui seraient imposées par la sécurité paraissent pouvoir être assez vite reconnues comme pouvant être légitimes (par exemples si le port du voile ou d’une chaine avec une croix peut présenter un risque pour la sécurité du salarié) (4) mais il est très difficile de déterminer quelle autre situation pourrait être acceptable.
Dans l’affaire Baby-Loup, l’Assemblée plénière a validé le raisonnement de la Cour d’appel de Paris qui avait considéré que la nature même de l’activité (l’accueil de jeunes enfants) pouvait justifier une laïcité affichée, compte-tenu de la facilité avec laquelle ils peuvent être influencés dans leur construction par leur entourage et alors que l’orientation religieuse relève de la responsabilité et du choix des parents. C’est bien la nature de l’activité qui justifie ici la restriction. Mais un autre juge, dans une autre affaire pourrait penser l’inverse…
Et bien entendu, le motif qui conduit à envisager de restreindre la liberté religieuse doit rester légitime. Ainsi, toute restriction qui serait fondée sur une cause suspecte est à proscrire : l’hostilité du reste du personnel, qui illustrerait une discrimination au sein du personnel, voir même l’opinion que pourrait en avoir la clientèle, sont certainement des causes dangereuses à utiliser. Même si l’expression vestimentaire d’une orientation religieuse est très difficile à gérer pour une entreprise qui souhaite véhiculer une certaine image, des restrictions ne pourraient à notre avis être envisagées que dans des situations extrêmes, probablement réservées à des entreprises répondant à la définition des entreprises de conviction si l’expression vestimentaire de la religion était incompatible avec les valeurs ou la confession promues par l’entreprise (5).
3. Le chef d’entreprise devra ensuite agir avec diplomatie :
Le moment idéal pour se poser ce genre de question pour le chef d’entreprise est certainement celui lors duquel paradoxalement, elle ne se pose pas en pratique… Agir à froid, en prévention permettra d’éviter le caractère passionnel de débats concernant un individu identifié dans un contexte particulier. Et l’employeur trouvera quelques orientations intéressantes proposées par l’Observatoire de la laïcité dans son Rapport annuel 2013-2014 (6) (exemples : partir de demandes particulières exprimées pour rechercher une solution apportant un bénéfice universel ; invoquer le principe d’équidistance : neutralité et discrétion par rapport à ceux qui n’ont rien demandé ; ne pas tenter d’interpréter les textes religieux et s’en tenir à la situation de travail dans l’entreprise).
C’est ainsi dans le règlement intérieur de l’entreprise, voir dans une charte de l’entreprise pour celles qui ne sont pas astreintes à la mise en place d’un règlement intérieur, que ces questions devraient être abordées.
Puis, lorsque se présentera une situation de fait, il conviendra d’agir avec pédagogie et de ne pas immédiatement penser droit disciplinaire. Si la rupture du contrat de travail doit être envisagée, il faut comprendre, nonobstant ce que peut penser un lecteur non attentif de la décision de l’Assemblée plénière dans l’affaire Baby-Loup, que le recours à un licenciement disciplinaire ne peut être qu’exceptionnel. En effet, les choix religieux relèvent par définition de la vie privée et par principe, ils ne peuvent justifier la rupture du contrat de travail que pour le trouble objectif que ce choix occasionne dans l’entreprise (7). L’employeur ne doit pas ainsi se positionner sur un licenciement disciplinaire.
La Cour de cassation valide ici le raisonnement des juges du fond qui ont accepté la qualification du faute grave retenue par la crèche, motif pris qu’il a pu être retenu que le licenciement pour faute grave était justifié par son refus d’accéder aux demandes licites de son employeur de s’abstenir de porter son voile et par les insubordinations répétées et caractérisées décrites dans la lettre de licenciement et rendant impossible la poursuite du contrat de travail. Ce n’est pas ainsi le fait de porter le voile qui était constitutif d’une faute, mais le comportement adopté à l’occasion de la demande faite par l’employeur de le retirer qui a été jugé fautif. Il importe ainsi d’être particulièrement vigilant tant sur la qualification qui sera donnée au licenciement en fonction des faits qui le fondent que sur la rédaction de la lettre de licenciement qui doit être cohérente dans sa qualification avec les faits retenus.
Index:
(1) Ass. Plén. 25 juin 2014, pourvoi n° 13-28.369
(2) CPH Mantes-La-Jolie, 13 décembre 2010, RG n° F 10/00587 ; CA Versailles, 27 octobre 2011 n°10/05642 ; Cass.soc.19 mars 2013, n°11-28.845 ; CA Paris Pôle 6, 9ème ch., 27 novembre 2013, n° S 13/02981
(3) CE, sect., 22 février 2007, n° 264541, Assoc. Du personnel relevant des établissements pour inadaptés.
(4) Jugé par la CEDH, s’agissant d’une croix : CEDH, 15 janv. 2013 : Liaisons soc. 24 janv. 2013
(5) Jugé par la CJUE que les préférences de la clientèle ne peuvent pas en elles-mêmes être considérées comme une justification (CJUE, 10 juillet 2008, aff. C-54/07, Feryn, RJS 2008 n° 1136) ; jugé que l’employée d’une compagnie aérienne qui portait une croix sur son uniforme ne peut pas être sanctionné (CEDH, 15 janv. 2003, affaire « Eweida »).
(6) Observatoire de la laïcité, Rapp.annuel 2013-2014, 15 mai 2014, Semaine Juridique Social n°21, 10 juin 2014, act. 202.
(7) Cass. Soc. 16 décembre 1997 affaire n°95-41.326 ; Cass. Soc. 09 mars 2011, affaire n° 09-42.150
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